Navigation de nuit

Le vent faible et régulier tire doucement le bateau. Comme animé par un marionnettiste le pavillon ventoie paisiblement. Le soleil s'est retiré il y a quelques heures pour laisser place à la nuit.
L'immensité de la mer semble avoir été happée par l'obscurité. Seules quelques vagues proches sont visibles. Les plus éloignées ne sont présentes que par leurs bruissements qui me bercent. Les vagues se succèdent, la mer gonfle, enfle et se retire. Elle lève un flotteur puis la coque centrale. Parfois de manière synchronisée, parfois de manière chaotique. La mer impose son rythme, sa respiration au bateau et au marin.
La lune humble, timide ne se montre que partiellement. C'est une nouvelle lune, elle ne laisse apparaître qu'une faible partie de son anatomie. Plusieurs jours lui seront nécessaires pour se dévoiler entière. Seuls ses contours sont perceptibles. Ce halo si léger joue une partie de cache cache en utilisant les quelques nuages éparses.
Son jeu de séduction avec les marins est bien rodé pour se faire désirer.

Une légère rafale passe entre ce qu'il me reste de cheveux, les sillages s'allongent, frémissent un peu plus fort. La barre se fait plus ferme, c'est le signe qu'il faut tirer légèrement dessus et en douceur pour faire accélérer le bateau. Directement reliée au safran, la barre franche porte bien son nom. Jamais elle ne ment. Le barreur peut l'écouter et lui faire confiance. Barrer au toucher est une expérience unique. Sans voir où l'on va, il faut naviguer au ressenti. Ce que la vue a perdu, les autres sens l'ont gagné. Les repères ont juste changé. L'homme et le bateau sont en harmonie.

J'aime cette sensation, ce calme, pas besoin de musique ou de discussion pour me maintenir éveillé.
Je lève la tête. Les étoiles essayent de compenser le manque de luminosité lié à l'absence de la lune, mais lointaines et petites elles ne peuvent pas faire grand chose. L'union ne fait pas la force cette fois ci. Je reste dans un noir intense mais j'apprécie leur effort. J'aimerai tant connaître le nom des étoiles principales et leurs constellations. Sans ce savoir, les contempler me suffit.
Je me demande sur laquelle d'entre elles vit le petit prince.
Quelles questions naïves mais si pertinentes pourrait-t'il bien me poser s'il m'accompagnait pendant cette navigation nocturne ?
Me prendrait-il pour un fou ?
Comprendrait-il ce que je fais ici seul dans le noir ? Moi même je ne le sais pas.
M'aiderait-il à trouver ces réponses ?

Plusieurs éclats de lumière au loin viennent perturber mes pensées.
Je compte. Un, deux, trois, ... neuf. Neuf éclats puis une pause. Cette chorégraphie incessante indique une bouée, une cardinale ouest pour être précis. Le bateau devra passer à l'ouest pour parer le danger qui est à l'est. Je vérifie sur ma carte, ça correspond. Je ne suis pas perdu.
Avec toute cette électronique à bord pour aider le marin, le cerveau se ramollie, la vigilance baisse et par facilité on fait confiance à ces gadgets. Mais en mer, toujours remettre ses certitudes est une loi immuable. Cette fois-ci tout est en ordre je peux retourner dans mes rêveries, mes pensées.
Dans cette noirceur, personne pour me voir, pas même moi, je ne perçois qu'une ombre du reste de mon corps. Seul sur ce bateau, personne pour me juger. Je suis seul face à la mer, seul face à moi-même, pas de jugement, de tricherie, de faux semblant ou de discours sans consistance.
Ici, seule la réalité n'a d'importance. Je ne suis jamais autant vrai que dans ces moments là.
C'est peut-être ça que je viens chercher. Être moi-même. C'est si rare dans ce monde de jeu de dupes où tout le monde joue un rôle qu'il pense devoir jouer. C'est peut-être ça que j'expliquerai au petit prince. Je lui dirai que je navigue de nuit en solo pour une rencontre. Une rencontre avec moi-même.
 

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